Chapitre 15
Localiser le docteur Williams ne s’avéra pas aussi facile que je l’avais espéré. Son prénom était Ned, mais je ne trouvai personne sous ce prénom dans l’annuaire. Je recherchai ensuite sous le prénom Edward et dénichai un nombre déprimant de correspondants. Je parcourus la liste et les appelai tous. En vain, bien que certains n’aient pas répondu. Je compris qu’avec mes méthodes, mes recherches prendraient une éternité… et nous n’avions pas l’éternité. À regret, j’appelai Adam qui était retourné chez lui avec Dom. Je devais le prévenir avant de quitter l’appartement et, bien que je déteste qu’on me donne des ordres, je ne pouvais que me plier à ceux-ci.
Son répondeur commença à débiter son baratin et j’étais sur le point de m’inquiéter quand sa vraie voix intervint et coupa le répondeur.
— Tu es prête à partir ? demanda Adam, qui ne perdait jamais de temps avec les politesses.
Même s’il n’avait prononcé que cinq mots, je pus deviner qu’il était à bout de souffle. Je ne pense pas que ç’ait été le fait d’avoir couru pour décrocher le téléphone. Avant de quitter l’appartement, il avait raconté qu’il avait de la paperasse à faire à la maison, mais le regard furtif et secret qu’il avait échangé avec Dom m’en disait plus que je voulais en savoir concernant la suite du programme.
Un frisson me parcourut la colonne vertébrale. Adam était-il à bout de souffle parce qu’il avait donné du plaisir à son partenaire ou bien parce qu’il lui avait fait du mal ? Finalement, je ne tenais pas vraiment à le savoir. Perdue dans cette réflexion pesante, je mis du temps à répondre.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
Je ricanai doucement.
— Quelque chose devrait aller ?
— Tu sais bien ce que je veux dire.
— Ouais, tout va bien. Excepté qu’avec mes brillantes techniques d’investigation, il va me falloir trois semaines pour localiser le docteur Williams. Tu ne voudrais pas me filer un coup de main ?
Sa respiration s’apaisa et je pus presque deviner le haussement ironique de ses sourcils.
— Tu veux prendre le risque que je connaisse l’adresse de ce parangon de vertu ?
— On n’est pas certains que tu puisses le localiser non plus, rétorquai-je. De plus, tu as déjà accepté qu’on suive mon plan d’abord. Non ?
— Bien sûr. Je dois m’occuper de, euh, quelques petites choses, mais je te rappelle au plus tard cet après-midi.
Je soupçonnai que c’était d’une grosse chose dont il devait s’occuper, mais je m’efforçai de ne pas y penser. Je le remerciai avant de le laisser retourner à ses activités régulièrement planifiées.
Je ne tenais pas à rester seule avec Brian, aussi je lui demandai de monter la garde pendant que j’avais une discussion privée avec mon frère. C’était quelque chose qu’il fallait que je fasse de toute façon. Si, par-dessus le marché, cela m’épargnait une situation embarrassante, j’étais doublement partante.
Je pense que les deux garçons comprirent ma manigance, mais ils ne me le firent pas remarquer. Je traînai Andy dans la chambre d’amis qu’il avait déjà marquée de ses goûts carburant à la testostérone. À savoir : un lit défait, une chaise submergée par des vêtements dépareillés et des chaussettes sales sur la moquette.
Je m’appuyai contre le mur – il était hors de question que je touche son linge sale pour me faire une place sur la chaise – et croisai les bras sur la poitrine.
— Tu sais que tu devras désinfecter cette pièce avant de partir ?
Il me sourit puis attrapa les vêtements sur la chaise et les jeta par terre.
— Assieds-toi.
Je plissai le nez.
— Je crois que je vais rester debout, merci beaucoup.
Je ne suis pas ce qu’on peut appeler une chochotte mais j’ai toujours été soigneuse.
Andy haussa les épaules avant de s’asseoir sur le bord du lit.
— Alors de quoi voulais-tu me parler ? Ou bien était-ce juste une excuse pour échapper à Brian ?
Je grimaçai.
— Un peu des deux, en fait. (Je pris une profonde inspiration.) Jusqu’à présent, je me suis retenue de te pousser à me raconter tes petits secrets.
— Oh oh.
— Mais il y a certaines choses qu’il faut que je sache.
Je pus presque voir toutes les portes de son esprit se refermer en claquant. Chaque muscle de son corps se tendit et il me regarda avec la prudence d’un chat tigré devant un féroce pitbull.
— Oh, détends-toi ! lançai-je.
Je détestais que mon propre frère me regarde comme une ennemie.
— Je n’ai pas besoin que tu me racontes tout ce que tu sais. Mais je vais aller poser des questions à mon pédiatre cet après-midi et si Adam n’apprécie pas les réponses que j’aurai, il va prendre les choses en main. Tu n’as jamais vu Adam à l’œuvre. Moi, si. Ce n’est pas un type sympa. (C’est le moins qu’on puisse dire !) Tu es un type sympa. (Du moins, il l’était dix ans plus tôt.) Et j’espère vraiment que tu ne vas pas laisser un pauvre vieillard se faire torturer juste parce que tu refuses de me dire ce que tu sais.
Andy ne me regardait pas, il contemplait la moquette.
— Je ne sais rien de ce qui t’est arrivé au Cercle de guérison.
— Alors pourquoi donc, bon sang, ne me regardes-tu pas quand tu dis ça ?
Il grimaça, comme si ma voix dure avait blessé sa sensibilité. Peut-être était-ce le cas mais, vu les circonstances, j’avais le droit d’être en colère contre lui. Il gardait les yeux fermement rivés à la moquette.
— Je suis sûr qu’Adam est un vrai salaud, dit-il. Mais Raphael aussi. Et Raphael a été dans ma tête pendant dix ans.
Il trouva finalement le courage de lever les yeux. La terreur que je lus dans son regard balaya toute ma colère. Andy avait traversé un enfer que je ne pouvais imaginer. Quelle garce donneuse de leçons étais-je pour me mettre en colère après lui ?
Il déglutit puis inspira un bon coup avant de détourner de nouveau les yeux.
— Imagine ce dont un tortionnaire aguerri qui connaît toutes tes peurs cachées et tes cauchemars est capable. Et, ensuite, dis-moi que tu es prête à le mettre en rogne.
— Qu’est-ce que Raphael a à voir avec le Cercle de guérison ? demandai-je.
Il émit un ricanement amer.
— Tu ne lâches jamais, n’est-ce pas ?
Je m’obligeai finalement à m’asseoir.
— Je suis désolée, Andy. Je comprends que tu aies peur de Raphael et tu as toutes les raisons d’être terrifié. Mais malgré tout, il est supposé être dans notre camp. En quelque sorte.
Andy secoua la tête.
— Crois-moi, petite sœur. Il n’est pas dans notre camp.
— Mais il m’a sauvé la vie. Et il a sauvé celle de Lugh.
Andy croisa de nouveau mon regard et je visualisai les rouages de son cerveau en action tandis qu’il pesait soigneusement ses mots. Il parla lentement, chaque syllabe choisie avec un soin méticuleux.
— Il est… loyal envers Lugh. Il n’apprécie pas Lugh mais il l’aime, si tu y comprends quelque chose. Il protégera son frère à n’importe quel prix. Mais c’est la limite de son engagement pour la cause.
Je réfléchis à ça pendant un long moment et décidai que j’avais compris ce qu’Andy avait tant de mal à exprimer.
— Tu veux dire que quel que soit le merdier dans lequel on se trouve, il est mouillé jusqu’aux oreilles ?
Andy refusait de répondre, ne serait-ce que d’un mouvement de tête. Son langage corporel hurlait « laisse-moi tranquille » et, même si j’avais voulu qu’il s’ouvre à moi et me fasse confiance, je savais que cela n’arriverait pas.
Je l’étreignis, une boule douloureuse dans la gorge, mais il me rendit mon étreinte sans enthousiasme. Ne sachant plus quoi dire ou faire d’autre, je me glissai hors de la chambre.
Ma confiance en la capacité d’Adam à localiser le docteur Williams était bel et bien justifiée. En milieu d’après-midi, j’avais une adresse et un numéro de téléphone, le tout livré en personne par Adam. Dominic étant aussi une victime potentielle du Jäger, Adam ne risquait pas de le laisser seul.
J’étais tellement heureuse de quitter l’appartement et tous ces hommes que j’en étais presque gênée. Quand je dis tous ces hommes, il y avait une réelle surcharge en testostérone là-dedans, même si deux de ces types étaient homos. Ou du moins bi. J’étais certaine qu’Adam aimait aussi les femmes, d’après les quelques regards voraces qu’il m’avait adressés. Quant à Dominic, je n’en avais aucune idée. Il n’était pas vraiment l’homo maniéré typique, mais il était quand même avec Adam et il ne semblait pas se préoccuper que tout le monde le sache.
Je secouai la tête en parcourant les huit blocs qui séparaient mon appartement de l’immeuble où vivait le docteur Williams. Pourquoi prenais-je la peine de spéculer sur leurs orientations sexuelles ? Oui, ils étaient tous les deux attirants, deux hommes supersexy. Pourtant, ils étaient dévoués l’un à l’autre. Même si j’avais été sur le marché à la recherche d’un nouvel homme, aucun des deux n’aurait pu être candidat.
Je les chassai de mon esprit en entrant dans le hall de l’immeuble sélect sur Rittenhouse Square. J’avais appelé le docteur Williams avant de venir et le type du poste de sécurité m’attendait. Je signai le registre des visites pendant qu’il appelait le docteur Williams pour lui annoncer mon arrivée. Dans le miroir derrière le comptoir, je vis le portier mater mes fesses. Le vieux bonhomme ratatiné semblait apprécier le paysage et je ne pus m’empêcher de sourire. Je portais un jean taille basse et un haut moulant qui était presque assez long pour que je puisse le rentrer dans mon pantalon. S’il m’avait vue dans mon pantalon en cuir, il en aurait probablement avalé son dentier.
Le docteur Williams vivait apparemment une retraite confortable puisque son appartement occupait tout le dernier étage de l’immeuble. J’eus besoin d’une carte magnétique spéciale pour que l’ascenseur monte à ce niveau.
Le docteur Williams m’attendait à la porte. Il ressemblait presque exactement au dernier souvenir que j’avais de lui et qui devait remonter à au moins dix ans. Ses cheveux étaient d’un superbe blanc de neige et la grosse moustache tombante qui m’avait toujours fascinée lorsque j’étais enfant agrémentait toujours sa lèvre supérieure.
Son sourire fit exploser un bouquet éblouissant de ridules aux coins de ses yeux et il me tendit la main pour me saluer.
— Comme ça me fait plaisir de te revoir, dit-il alors que je lui serrais docilement la main.
Sa poigne était ferme et sûre. Il m’examina des pieds à la tête puis acquiesça d’un air approbateur.
— Tu as un peu grandi depuis la dernière fois où nous nous sommes vus.
— Et vous n’avez pas changé, répondis-je en considérant que c’était la chose appropriée à dire en ces circonstances.
Le docteur Williams tapota ma main avant de la lâcher et de me précéder dans son appartement.
— Je crains fort que ce ne soit qu’une illusion. Tu te souviens d’un vieux schnock et c’est exactement ce que je suis.
Si ses yeux n’avaient pas étincelé de malice, je me serais sentie embarrassée parce que je supposais qu’il avait raison. Je le suivis dans un petit mais confortable solarium offrant une vue à couper le souffle sur le parc. La pièce grouillait de plantes vertes, certaines suspendues dans des pots accrochés au plafond en verre, d’autres posées au sol, d’autres encore décorant les nombreuses étagères fixées dans le mur de briques. Je m’installai dans le fauteuil en osier que le docteur Williams tira pour moi et il s’assit dans son jumeau, de l’autre côté d’une table basse en verre et en osier.
La fierté illuminant son regard, il m’observa parcourir des yeux l’abondance de vie végétale qui transformait cette pièce en jungle.
— Je suis impressionnée, lui dis-je. Quand je touche une plante, vous pouvez être sûr qu’elle meurt dans les jours qui suivent.
Il éclata de rire.
— Alors puis-je te demander de ne pas toucher mes plantes ?
Je me joignis à lui pour rire. En vérité, il semblait difficile de se déplacer dans cette pièce sans effleurer une feuille ou une vrille. Heureusement, ma déclaration concernant mes effets secondaires sur les plantes n’était qu’une légère exagération – mais légère seulement.
— Est-ce que tu veux un thé ? demanda le docteur Williams.
Je remarquai tardivement que, sur la table basse, étaient disposés un délicat service à thé ainsi qu’une assiette de rondelles de citron.
Je suis une buveuse de café mais il semblait tenir à ce que j’accepte, ce que je fis. Il me versa une tasse de thé aromatisé, avant de se servir, agrémentant son thé avec une rondelle de citron. Je versai du lait dans le mien et le sucrai à mort, sans qu’il paraisse contrarié par l’injure faite à son offrande.
Le service en porcelaine était clairement féminin et il portait une alliance à sa main gauche. Pourtant, à aucun moment il ne mentionna son épouse et j’eus l’intuition qu’il était probablement veuf. Et, étant donné son désir de transformer cet entretien en une visite mondaine, un veuf solitaire qui plus est.
Je pouvais très bien me planter, mais je ne pensais pas que ce soit le cas. Malgré l’urgence de ma mission, je sirotai mon thé en bavardant pendant un bon quart d’heure, m’extasiant encore sur les plantes et sur la beauté de la vue.
J’étais à court de babillage amical quand il me sourit enfin et posa sa tasse de thé.
— C’est très gentil à toi de tenir compagnie à un vieil homme, dit-il, mais je suis sûr que tu n’es pas venue ici pour le seul plaisir de ma conversation.
Je me tortillai sur mon siège, me sentant subitement embarrassée de l’avoir soupçonné de quoi que ce soit. Impossible que ce gentil vieux monsieur fasse partie d’un odieux complot visant à… bon, je ne connaissais en fait pas le but de cet odieux complot, ni même s’il existait vraiment.
Le docteur Williams s’adossa dans son fauteuil, croisant les mains sur son ventre et me considérant avec une curiosité polie.
— Quelque chose ne va pas ?
Me forçant à sourire, je secouai la tête.
— Non. J’ai juste… quelques questions à vous poser.
Il réfléchit un moment. Je crus déceler un tressaillement de malaise dans ses yeux.
— Ah. (Il jeta un regard plein d’envie vers la théière puis décida de ne pas se resservir.) Que veux-tu me demander ?
J’eus le sentiment angoissant qu’il savait déjà, mais je fis de mon mieux pour lui accorder le bénéfice du doute.
— Je voulais vous poser des questions au sujet de mon encéphalite.
Les coins de ses yeux se crispèrent très légèrement et il acquiesça.
— Que veux-tu savoir ?
Tout. Ou peut-être rien. Je déglutis.
— Je n’ai aucun souvenir de mon séjour à l’hôpital. Littéralement. Est-ce que c’est… normal ?
— Étant donné le traitement qu’on t’a administré, je dirais que c’est parfaitement normal.
D’un côté, il me disait clairement que ma perte de mémoire était prévisible. De l’autre, il avait utilisé beaucoup trop de mots pour une réponse équivalant à un « oui » et c’est ainsi que les gens s’expriment quand ils mentent.
— Quel était ce traitement, exactement ?
Je regrettai de ne pas avoir pris de carnet afin de pouvoir noter ses réponses.
Il affronta calmement mon regard.
— Je ne sais pas.
Je clignai des yeux à cette réponse inattendue, puis fronçai les sourcils.
— Comment ça ?
— En qualité de médecin traitant, c’est moi qui t’ai fait admettre à l’hôpital. Toutefois, ce n’est pas moi qui t’ai soignée.
J’eus soudain l’estomac barbouillé sans que je sache pourquoi.
— Pourquoi n’est-ce pas vous qui m’avez soignée ? demandai-je.
Ce qui différencie le Cercle de guérison des autres hôpitaux, c’est l’attention qui est portée au soin personnalisé des patients qui doivent être suivis par leur médecin. Ils avaient pu faire intervenir un spécialiste ou même trois pour seconder le docteur Williams, mais c’est lui qui aurait dû superviser mon traitement.
Il faisait tourner son alliance sur son doigt d’un air absent. Excepté cet unique geste de nervosité, il semblait tout à fait à l’aise.
— La nuit de ton admission, on m’a agressé alors que je rentrais chez moi.
Mon ventre refit une culbute.
— J’ai été salement tabassé, poursuivit le docteur Williams. Je me trouvais aussi à l’hôpital pendant toute la durée de ton séjour. (Il tapota son genou.) J’ai assez de métal dans cette jambe pour déclencher tous les détecteurs d’un aéroport.
« Si notre médecin décide qu’elle est, en fait, réfractaire, nous serons alors obligés d’envisager des mesures plus désespérées. »
Je me rappelai cette fichue ligne de la lettre de Bradley.
— Alors qui était le médecin en charge de mon cas lorsque vous vous trouviez à l’hôpital ? demandai-je.
Mais une étrange et désagréable prémonition s’était installée en moi.
— C’est un des plus grands médecins du Cercle de guérison, dit le docteur Williams. Le docteur Frederick Neely.